Révolution.

Un mot et une idée qui à travers l’histoire a jeté des millions de gens dans la bataille. Qui maintes fois a fait trembler les fondements de cette société de riches et de pauvres, d’oppresseurs et d’opprimés. Qui a aussi été accaparée par de nouveaux dictateurs, et qui, déformée et mutilée, a aussi engendré de nouvelles oppressions, de nouveaux massacres.

Hier, cela faisait quelques décennies qu’on n’en parlait plus, que l’idée qui avait poussé tant de gens à se dresser courageusement contre la domination avait été recouverte d’une épaisse couche de poussière, d’oubli et de désespoir. A présent, cette idée d’un bouleversement total de la société actuelle commence de nouveau à forcer les portes des consciences. Timidement mais fièrement, on la prononce, en espérant trouver des gens dont le cœur ne s’est pas arrêté de battre. Des gens qui ont reconnu dans les soulèvements récents du monde arabe un assaut libératoire, et qui maintenant veulent l’embrasser et le vivre à leur tour.

Mais qu’est-ce que la révolution peut signifier aujourd’hui ? Comment en parler entre nous sans être rattrapé par le vocabulaire du pouvoir, qui a désormais profondément pénétré la vie de chacun ? Si nous nous refusons à nous hasarder sur le terrain de donner du sens à ce cri de liberté qu’est la révolution, d’autres le feront alors à notre place, et avec les pires intentions. Si nous n’osons pas déjà, ici et maintenant, essayer de vivre, contre et au-delà des lois et des coutumes, ce que nous désirons comme nouveau monde ; si nous n’avons pas le courage de nous révolter chacun, sans délégation ni médiation, contre tout ce qui nous écrase dans ce monde, la révolution ne sera qu’un fantôme, une illusion de plus, un mirage extrêmement utile en ces temps instables, à ceux qui veulent toujours manipuler, commander, gouverner.

Alors, allons-y, nous aussi. Dans les colonnes de ce petit journal, on tente de contribuer à remplir de sens et d’idées la tension révolutionnaire qui a audacieusement relevé la tête, et qui ne tardera pas à menacer l’ordre existant, ici comme ailleurs. Mais c’est une tension fragile, et on ne se mettra jamais assez en garde contre ceux qui veulent la fausser, la manipuler ou la canaliser vers de nouvelles oppressions.

Par révolution, nous n’entendons pas un simple changement de régime, mais une transformation profonde de la société tout entière, sur des nouvelles bases. Comme le disait un compagnon de Tunisie aujourd’hui en cavale après le soulèvement de février dernier, « nous avons scié l’arbre du pouvoir, nous avons coupé ses branches, mais nous n’avons pas détruit ses racines. Aujourd’hui en Tunisie, sur ces mêmes racines pousse déjà un nouvel arbre du pouvoir, d’oppression. » La révolution, comme nous l’entendons, doit semer le sel et le soufre sur les racines du pouvoir. Il ne s’agit pas d’échanger une dictature particulièrement odieuse pour une démocratie avec sa caste de politiciens, ou encore une démocratie parlementaire particulièrement corrompue pour une démocratie plus « honnête », mais de jeter à bas toutes les institutions qui prétendent diriger la vie. Nous ne voulons pas d’une révolution politique qui changerait les visages des puissants, mais une révolution sociale qui détruit tout pouvoir politique, pour remettre la responsabilité et l’organisation de la vie sociale dans les mains de tout le monde. Nous voulons donc une révolution, pas pour changer ou aménager l’Etat, mais pour le détruire. Et nous sommes sûrs que cette destruction ne sera pas suivie par le chaos et le massacre civil, comme ils essayent de nous faire croire depuis des siècles, mais plutôt par l’auto-organisation. Comme ces quartiers ou ces villages en Tunisie qui, après avoir chassé les dirigeants politiques et la police, ont réussi (avant que le nouveau pouvoir ne s’installe) à organiser eux-mêmes la vie sociale, à l’organiser de manière directe entre eux, sans médiation politique ni pouvoir central. Ce sera un parcours d’expérimentation long et peut-être difficile, mais au moins ce sera un parcours vers la liberté, vers l’affranchissement et l’épanouissement de chaque être humain. La révolution sociale, c’est justement l’ensemble de ce parcours.

La révolution sociale est dans la cohérence entre les fins et les moyens. Nous sommes intimement convaincus que si on utilisait des méthodes et procédés politiques et autoritaires, cela ne pourrait engendrer que des résultats politiques et autoritaires. Voilà pourquoi les anarchistes ne veulent pas s’organiser en parti politique, ni en organisation centralisée, ni se servir des moyens qui appartiennent au pouvoir et le légitiment (élections, pétitions, manipulations, collaboration, participation au pouvoir). Ici et maintenant, nous voulons déjà tendre le plus possible vers le monde nouveau que nous portons dans nos cœurs, un monde où la liberté des uns étend à l’infini celle des autres. Voilà pourquoi nous insistons sur le fait de n’accepter aucun chef, ni au pouvoir ni dans la contestation. Et comme un anarchiste disait il y a cent ans, « si je dois ériger des potences pour vaincre, je préfère perdre ».

Est-ce qu’elle sera violente, cette révolution ? A cette question, nous répondons sans hésiter oui, et d’ailleurs, elle l’est déjà. Il n’est pas imaginable de penser que les puissants cèderaient sans broncher, que les patrons seraient d’accord pour abolir leurs privilèges, et pour remettre toute la richesse sociale aux mains de tout le monde, à chacun selon ses besoins, que les industriels et les scientifiques à la solde du pouvoir abandonneraient le gain qu’ils tirent de leurs projets de destruction de l’environnement, d’empoisonnement de la planète. Il faut s’y opposer par la force. Pas avec cette violence terrible qui enchaîne comme la leur, mais avec une violence libératrice qui démolit les structures du pouvoir, qui ouvre les cellules de l’existence, et qui en finit avec ceux qui sont ou veulent être des chefs. Et comme on le voit en Tunisie, en Egypte ou ailleurs, ce ne sont pas les insurgés qui versent le sang de manière indiscriminée, qui brûlent les maisons des pauvres, mais bien le pouvoir et ses serviteurs. Eux sont sanguinaires, tortionnaires, geôliers, eux n’hésitent pas à sacrifier la vie de milliers de personnes pour préserver leur pouvoir, et c’est encore eux qui nous font la morale, disant que les mécontents de ce monde doivent respecter leurs règles, leur légalité, et qu’à la violence des tirs dans la foule, on ne peut opposer que des mains désarmées. Le pouvoir se maintient aussi bien par sa force armée et son fric, que par le mensonge et la fausse morale.

Pour terminer ces quelques lignes, on voudrait dire encore que la révolution n’est pas le grand soir à attendre patiemment, mais la tension qui fait déjà ici et maintenant palpiter les veines de ceux qui ont décidé d’en finir avec l’exploitation et l’autorité. Dans chacun de nos refus, de nos désobéissances, de nos coups, individuels ou collectifs, contre la domination, la révolution prend corps. Dans chacune de nos expériences avec de la véritable solidarité au lieu de la charité, de la véritable entraide au lieu de la concurrence et de la compétition, de la véritable auto-organisation au lieu de laisser l’initiative au pouvoir, la révolution vit.

Aujourd’hui, la fureur et l’espoir des soulèvements dans le monde arabe ont ouvert des brèches dans la continuité de la domination, là-bas comme ici. La peur est en train de changer de camp, et doit le faire davantage. Nous sommes parfaitement conscients que le chemin est encore long et sera sans doute douloureux. Peut-être avons-nous des choses à perdre – et cette affirmation en soi est déjà discutable, dans ce monde totalitaire qui ne laisse presque pas de place à autre chose qu’à sa propre oppression –, mais nous avons surtout beaucoup de choses à gagner. Aujourd’hui, décider de se placer du côté de ceux qui s’insurgent pour la liberté, est un pas à faire sans délai. Aujourd’hui, choisir de démolir chemin faisant les fausses idées qu’ils nous ont plantées dans les cerveaux, signifie se débarrasser des plus grands obstacles sur le chemin vers la liberté.